La lumière est depuis toujours un chiffre divin, une image utilisée pour représenter un mystère índicible et donner un sens et un but à notre existence.
«Dieu est Lumière» dit Saint Jean l’Evangéliste et partout, dans l’histoire, là où Dieu se révèle, apparaît une lumière éblouissante. La lumière n’éclaire pas seulement les ténèbres, elle ne permet pas seulement de voir le Vrai, elle donne et contient aussi la vie. Elle procure chaleur et refuge. Elle est donc, tout simplement, le symbole de la reconnaissance de l’existence de Dieu, de la vie et de l’amour.
HILDEGARDE DE BINGEN - SITES HISTORIQUES
BERMERSHEIM
La région du Rhin moyen, située entre la Nahe et le coude méridional du Rhin, jadis province, sur la rive gauche du fleuve, du Grand Duché de la Hesse, est encore appelée aujourd’hui « Rheinhessen ». C’est une terre qui témoigne de son histoire, portant les traces de l’âge du bronze et du fer (2000 ans av. J.C.), peuplée plus tard par les Celtes, les Romains, les Germains et enfin par les Francs au royaume desquels elle fut rattachée. Cet espace Rhin-Nahe, zone frontalière et de transit, fut inévitablement exposé, plus que d’autres contrées allemandes, « à la destruction et à la modification ».
Détail non négligeable lorsqu’on suit la vie d’Hildegarde qui naît en 1098 à Bermersheim, dans le « Rheinhessen ». Elle est la dixième enfant de Mechtild et d’Hildebert de Bermersheim, qui appartiennent à la noblesse locale. Rien, aujourd’hui, dans ce petit village pittoresque ne laisse penser qu’il fut naguère fief et siège d’une famille dirigeante qui – d’après la « Vie » d’Hildegarde – se distingua non seulement par sa haute noblesse et l’ampleur de sa fortune mais également par son nom et sa renommée illustres. Bermersheim, comme beaucoup d’autres anciens villages francs, caractérisés par le suffixe « heim », peut néanmoins se glorifier d’un passé historique séculaire. Déjà, dans la deuxième moitié du 8e siècle, est mentionné dans les actes de donations du monastère de Lorsch, un bourg bien délimité ; l’origine de celui-ci remonte donc à une date antérieure. Le seul témoin de cette époque pourrait être la petite église dont la tour massive date probablement du premier millénaire. Celle-ci mise à part, le reste du village n’échappera pas à la destruction et aux transformations évoquées ci-dessus. Il existe cependant un manuscrit de 1731 « Renovation der Bermersheimer Lagerbücher », mentionnant l’existence d’une cour seigneuriale toute proche de l’église. On peut donc supposer que la petite église – selon l’usage au Moyen-âge – était directement rattachée au domaine seigneurial de Bermersheim et qu’Hildegarde y fut baptisée. Mais, comment peut-on être certain aujourd’hui qu’elle est née à Bermersheim ? Vers 1500, l’abbé Trithemius du monastère de Sponheim citait, dans une biographie d’Hildegarde, le château de Boeckelheim sur la Nahe comme son lieu de naissance mais l’exactitude historique lui importait peu dans un récit hagiographique – comme on peut le remarquer à plusieurs reprises. Les biographies d’Hildegarde rédigées de son vivant les « Vita » – « Vie » – se contentent de citer vaguement : « … de ces côtés-ci de la Franconie … » ou laissent purement et simplement un espace libre pour une inscription ultérieure. Ses parents sont juste nommés par leur prénom de baptême.
– Hildebert et Mechtild – ce qui, à l’époque, suffisait entièrement à ratifier des documents correspondant plus ou moins à des chartes. Signalons également que, dans le régistre des biens et titres « Fundationsbuch » – cartulaire – du monastère du Rupertsberg, fondé vers 1150 par Hildegarde, les dons provenant précisément de la région de Bermersheim recouvrent singulièrement avant tous les autres, les neuf premières pages de la liste des donations. En outre, une note de donation, vers 1158, confirme la passation du domaine seigneurial de Bermersheim et d’autres terres seigneuriales aux « Dames » du monastère de Rupertsberg. Les signataires de la donation – manifestement restés sans descendance – sont, comme on peut en apporter la preuve, les 3 frères aînés d’Hildegarde qui a, alors elle-même déjà 60 ans. Un des frères, Drutwinus, apparaît pour la première fois dans un document de l’archevêque de Mayence, daté de 1127, dans lequel il est cité comme témoin avec son père Hildebert de Bermersheim.
Nous pouvons donc conclure et prouver par tous ces détails qu’Hildegarde était bien une « de Bermersheim ». Confirme également cette thèse le fait que chaque abbesse du monastère de Rupertsberg – et ensuite celles du monastère d’Eibingen après sa destruction en 1632 – détinrent un pouvoir local à Bermersheim. Les Comtes Palatins assuraient en même temps leur protection qui, sous la Réforme et par la suite, se transforma en « tyrannie ». Les droits du monastère réussirent malgré tout à s’imposer jusqu’à la séparation de la rive gauche du Rhin en faveur de la France en 1801. Dès la Réforme, l’église de Bermersheim sera utilisée alternativement par les Catholiques et les Protestants pour devenir l’église biconfessionnelle actuelle. Elle est depuis toujours dédiée à Saint Martin, saint patron caractéristique des fondations franques.
Sœur Teresa Tromberend OSB
LE « DISIBODENBERG » – MONT SAINT-DISIBOD (PRONONCEZ DISIBODE)
Même si le visiteur n’y trouve plus aujourd’hui que des ruines comme témoins d’un passé spirituel considérable, il sera malgré tout impressionné et fasciné par l’atmosphère solennelle de ces lieux. C’est ici qu’Hildegarde passa la plus grande partie de sa vie.
Le Disibodenberg, situé au confluent de la Nahe et de la Glan fut, dès le 7e siècle, au plus tard, un centre de la vie chrétienne mais était vraisemblablement déjà un lieu saint avant Jésus-Christ.
Le baptistère, érigé sur la colline, marqua le début de l’œuvre missionnaire dans la région de la Nahe. Des missionnaires, venant de régions déjà christianisées, arrivèrent dans ce pays. Parmi eux se trouvait Disibod. Sur le mont qui portera plus tard son nom, il se construisit une cellule qui deviendra même un monastère, selon la tradition à laquelle se réfère également Hildegarde dans sa « Vie (Biographie) » de Disibod.
D’après un document, sa vénération en tant que saint remonte déjà avant le 9e siècle. Au tournant du millénaire, l’archevêque Willigis de Mayence fonda, à côté du baptistère sur le Mont Saint-Disibod, un chapitre de chanoines pour 12 ecclésiastiques qui assureraient l’encadrement et l’assistance spirituels des villages environnants.
En 1108, l’archevêque de Mayence Ruthhard fit venir, au Mont Saint-Disibod, des Bénédictins de l’abbaye Saint-Jacques de Mayence et en cette même année débuta la construction d’un nouveau monastère dont les derniers vestiges laissent encore entrevoir, aujourd’hui, son imposante dimension. La jeune Hildegarde put donc suivre de ses propres yeux les travaux de construction et peut-être même s’en inspirer plus tard pour son monastère du Rupertsberg. Comme le voulait la tradition de l’époque, un couvent de religieuses jouxtait le monastère de moines sur le Mont Saint-Disibod. Comme les excavations, aujourd’hui, ne sont pas encore terminées sur le site, seules des hypothèses peuvent être émises sur l’emplacement exact de ce couvent. C’est là que Jutta de Sponheim se retira du monde, à l’âge de 20 ans, pour y mener une vie de recluse. Elle prit en main l’éducation de la jeune Hildegarde et de deux autres jeunes filles qui lui furent également confiées. La découverte d’une biographie de Jutta, qui sera plus tard béatifiée,
permet de conclure de la spiritualité qui imprégnera Hildegarde dans sa jeunesse. Parallèlement à sa formation religieuse, son instruction doit lui avoir permis d’acquérir une culture riche et variée. Les monastères bénédictins étaient anciennement de véritables bastions de l’Art et de la Science. Avec, plus tard, à ses côtés, le moine Volmar, son conseiller érudit, elle sera très vite introduite dans le monde complexe de la tradition bénédictine. L’ensemble de son œuvre témoigne de cette culture universelle qui se traduit dans sa façon d’aborder la théologie, l’histoire naturelle et la médecine, dans sa représentation du « Cosmos » du monde et de l‘homme, dans la composition de ses chants et à travers son abondante correspondance.
Entre 1112 et 1115, Hildegarde opte définitivement pour la vie monastique et prononce les vœux de l’Ordre Bénédictin. A cette occasion, il est fait mention, dans sa biographie, de l’évêque Otto de Bamberg. Celui-ci remplaçait l’archevêque Adalbert I, maintenu en captivité par l‘empereur. En 1136, Jutta de Sponheim, « Magistra » – « Maîtresse » – du couvent du Disibodenberg, meurt. Et c’est d’un « commun accord » comme il nous l’a été transmis, qu’Hildegarde est choisie pour lui succéder, par l’assemblée conventuelle qui s’est élargie à 12 femmes.
L’année 1141 va représenter un tournant décisif dans la vie de la nouvelle « Magistra » du Disibodenberg. « A l’âge de 42 ans et 7 mois », comme elle le précise exactement, elle va vivre un évènement qu’elle appellera sa « Vision » et qui va l’engager dans une voie totalement nouvelle. Depuis son plus jeune âge, Hildegarde était douée d’une intuition exceptionnelle. Mais à présent, c’est comme si elle avait été saisie par le Feu de l’Esprit divin, comme une miniature de son premier ouvrage « Scivias » essaie de le représenter et, dans cette Lumière, elle voit la « Lumière vivante ». Elle La voit et L’entend non par ses « yeux corporels » ou par ses « oreilles humaines extérieures » mais seulement « intérieurement », « en étant éveilée », les yeux corporels ouverts et en dehors de toute extase. Le genre de vision place Hildegarde au même rang que les Prophètes de l’Ancien Testament qui reçoivent eux aussi cette même mission „Ecris ce que tu vois et entends“.
Ce n’est pas sans réticence qu’elle se conformera à cet ordre et débute, en 1141, au Disibodenberg, la rédaction de son premier ouvrage à caractère théologique et visionnaire, le « Scivias », achevé en 1151. Dans le doute qui l’assaille à plusieurs reprises pendant son travail, elle consultera l’abbé Bernard de Clairvaux qui, perplexe au départ, finira par plaider et s’engager en sa faveur lors du synode de Trêves 1147/48, en présence du pape Eugène III : il soutiendra les écrits des Visions avec une telle ferveur et conviction que les textes, après avoir été examinés, seront lus par le pape en personne devant l’assemblée de cardinaux.
Il reconnaît ainsi la « visionnaire » à qui devait être conféré plus tard le titre de « Prophetissa teutonica » et l’encourage à poursuivre son œuvre. Le monastère des moines du Disibodenberg profita sans doute un peu de la « splendeur » de cette reconnaissance papale.
Mais la séparation du couvent de religieuses et du monastère des moines était, alors, déjà amorcée. En 1147, malgré toutes les difficultés, Hildegarde, ensemble avec ses sœurs, prend la décision – preuve, une nouvelle fois, de son autonomie intérieure – de quitter le mont Saint-Disibod. Parmi les raisons qui ont pu motiver Hildegarde, la plus évidente est sans doute l’espace devenu trop étroit pour la communauté, composée alors de 18 religieuses. Dans une vision, est indiqué à Hildegarde, l’endroit où construire son nouveau monastère : au confluent du Rhin et de la Nahe où Saint Rupert avait vécu autrefois en ermite. Parmi les bienfaiteurs qui permirent la construction du monastère du Rupertsberg, le comte Palatin Hermann de Stahleck est cité en premier lieu dans le régistre des biens du Rupertsberg. Le transfert et l’installation des religieuses se déroulent entre 1147 et 1151 : Un document témoigne de la consécration de l’église et du monastère, sur le mont Saint-Rupert, en 1152. Au départ d’Hildegarde, les premiers signes de déclin se font déjà ressentir dans la communauté des moines Bénédictins du Disibodenberg.
C’est ainsi qu’au 13ème siècle, l’archevêque de Mayence remet le monastère avec l’ensemble de ses biens aux Cisterciens qui y demeureront près de trois siècles environ. En 1559, malgré plusieurs tentatives de relance, la dissolution est inéluctable et irréversible. Dès le milieu du 18ème siècle, les bâtiments vont être démolis peu à peu et l’endroit servira de carrière jusqu’à ce que le site soit repris par un particulier en 1804. La dernière propriétaire, Ehrengard, Baronne de Racknitz, née Comtesse de Hohenthal, cédera le site de l’ancien monastère à une fondation, le 21 mai 1989. La « Fondation Scivias » du Disibodenberg veille à la poursuite des programmes de recherches et à la sauvegarde et consolidation des vestiges, témoins d’une tradition culturelle chrétienne plus que millénaire.
Sœur Teresa Tromberend OSB
LE « RUPERTSBERG » – MONT SAINT-RUPERT
Celui qui suit les traces d’Hildegarde ne découvrira les derniers vestiges authentiques de son premier monastère qu’en se libérant de deux notions aliénantes. L’endroit de son monastère s’appelle, depuis le 19ème siècle, « Bingerbrück » et ce qu’il en reste – cinq arcades de l’église – font partie aujourd’hui du bâtiment d’exposition de la Firme Würth. Ces cinq arcades nous font néanmoins remonter au 12ème siècle. Entre 1147 et 1151, Hildegarde quitte le Disibodenberg et fonde son premier monastère à l’endroit même où Saint Rupertus fut inhumé. Le rédacteur de sa « Vie » – biographie – raconte : « Le lieu où la Nahe se jette dans le Rhin fut désigné à Hildegarde par l’Esprit Saint, à savoir la colline qui avait été antérieurement baptisée du nom de son confesseur Rupertus. » Nous possédons très peu de détails sur la construction même du monastère du Rupertsberg.
Quelques notations et représentations picturales disséminées ont permis de reconstituer approximativement la disposition des bâtiments. L’église du monastère, consacrée en 1152 par l’archevêque Henri de Mayence, se trouvait au centre. C’était une église à trois nefs dont on a établi les mesures suivantes : une longueur de 30 mètres avec une largeur de 7 mètres pour la nef centrale et de 4,35 mètres pour les nefs latérales. Côté est, face à la Nahe, on pouvait apercevoir le chœur à l’abside semi-circulaire couronnée d’un pignon. La nef centrale était flanquée de deux larges tours. L’église n’avait pas de transept. Les tours abritaient respectivement les chevets des nefs latérales.
Des documents font mention d’une crypte voûtée où étaient gardées les reliques de Saint Rupert, éponyme du monastère, et celles de sa mère Berthe. Elle servira également de sépulture à Sainte Hildegarde. La crypte se trouvait, comme dans toute église, sous le chœur et son autel. Une estampe de Meissner, réalisée vers 1620, 12 ans avant la destruction du monastère par les Suédois, montre l’église entourée de nombreux bâtiments d’habitation, de dépendances de la ferme et leurs toits, suspendus à différentes hauteurs. Tout le domaine du monastère était entouré d’un mur d’enceinte. Quant à l’agencement des différents bâtiments on pourrait le définir comme suit : De la nef latérale sud, en descendant quelques marches, on accédait au cloître. Tout autour du cloître se trouvait la demeure du prélat, le bâtiment du couvent, le « dormitorium » – dortoir – la salle capitulaire et l’école du monastère. Au sud-ouest du cloître se trouvaient le cimetière et la chapelle Saint-Michel. Des chartes dévoilent l’existence, sur le site, d’autres dépendances comme la « Sommerhaus »– le pavillon d’été – le prieuré avec le « Patersgarten » – le « Jardin du Père » – et l’hospice. On y apercevait également le jardin du couvent dont 2 arpents étaient réservés aux vignobles ainsi que les bâtiments de la ferme et celui des domestiques. Partant de ces bâtiments situés à l’intérieur de l’enceinte du monastère, on pouvait rejoindre la métairie en franchissant un portail en direction de Weiler. La chapelle Saint-Nicolas était intégrée dans le mur d’enceinte et donc accessible des deux côtés, et près de cette chapelle se trouvait la porte du monastère et sa conciergerie.
Le monastère d’Hildegarde sur le Rupertsberg n’était pas vraiment un complexe représentatif, basé sur une idée architectonique bien définie. La description de Wibert de Gembloux, datant de 1177, semble correspondre assez bien à la réalité : « Ce monastère fut fondé non pas par un empereur ou un évêque, un homme puissant ou riche de ce monde mais par une femme faible et pauvre venue s’installer dans la région. En peu de temps, en 27 ans, l’esprit monastique comme les constructions extérieures ont pris une telle expansion que ces bâtiments, au lieu d`être fastueux et pompeux, sont spacieux, imposants pour être en somme fonctionnels et bien agencés.
Le rayonnement spirituel du Rupertsberg s’éteint à la mort d’Hildegarde, en 1179. Même si l’histoire du Rupertsberg se poursuit à travers des détails intéressants qui nous ont été transmis sur le voisinage conflictuel de la population de Bingen et du monastère, sur sa période de déclin et ses réformes, il n’arrivera, malgré tout, plus jamais à jouer un rôle spirituel. Jusqu’à sa destruction par les Suédois, en 1632, le Rupertsberg, comme beaucoup d’autres couvents de religieuses, fut un établissement où étaient « placées des filles de noble naissance et où l’on appliquait la Règle bénédictine. Le Rupertsberg, en ruine, ne fut plus jamais reconstruit. Le domaine et ses biens resteront propriétés du monastère d’Eibingen, deuxième fondation d’Hildegarde, où un nouvel élan monastique se manifestera, après les troubles de la Guerre de Trente Ans.
Les ruines du monastère serviront dès lors de carrière dont les pierres extraites seront utilisées pour construire les bâtiments des communs tandis que les vestiges de l’église avec abside, pignon, moignons des tours et murs extérieurs impressionneront encore des générations romantiques jusqu’à la fin du 18ième siècle. Après la Sécularisation, le domaine du monastère sera repris par un particulier et la démolition des ruines se poursuivra. Lorsqu’en 1857, pour construire le chemin de fer de la vallée de la Nahe, on fait sauter le rocher sur lequel reposait le reste des tours et du chœur, s’évanouissent les derniers témoins ostensibles du complexe monacal.
L’explosion n’épargnera pas non plus la crypte, située sous le chœur, du moins ce qui en restait à l’époque. Ne survécurent que les parties de l’architecture romane de l’église, incorporées dans des bâtiments d’habitation, de même que cinq arcades intégrées dans les murs de la maison Wuerth actuelle. Selon, des sources, les caves y subirent de nombreuses transformations. Déterminer exactement les parties originaires du 12ième siècle, du moins celles qui pourraient encore exister, exigerait un travail d’investigation minutieux et approfondi. Les pierres de cette cave en voûte, entretenue avec dilection par M. Wuerth et ouverte au public, nous font revivre le long passé mouvementé de ce lieu authentique de la vie de Sainte Hildegarde de Bingen.
P. Dr. Josef Krasenbrink OMI +
LE RETABLE SAINTE-HILDEGARDE DANS LA CHAPELLE SAINT-ROCH À BINGEN
La dissolution du monastère d’Eibingen en 1814, relia simultanément et virtuellement la Chapelle Saint-Roch de Bingen à Sainte Hildegarde. Pour l’aménagement de cette chapelle, détruite en 1795 et reconstruite en 1814, la Fraternité de Saint-Roch acheta l’ensemble des ornements intérieurs de l’église du monastère d’Eibingen. Vint s’y ajouter le trésor des Reliques, notamment les ossements de Saint Rupert, Saint patron de l’ancien monastère du Rupertsberg. La Chapelle Saint-Roch abrita ainsi les traces réelles, vraisemblablement les plus importantes, de l’époque d’Hildegarde et de l’entière tradition monastique sur le Mont Saint-Rupert et à Eibingen. Son ornementation, composée de retables et de tableaux, provenant de l’église du monastère d’Eibingen lui valut d’être nommée au 19ième siècle, église-Mémorial d’Hildegarde. Ces vestiges disparurent presque tous dans l’incendie qui ravagea la chapelle en 1889. Seuls quelques tableaux purent être sauvés. En mémoire de cette tradition hildegardienne, il fut prévu, dans la chapelle reconstruite, d’y installer un nouveau et somptueux retable de Sainte-Hildegarde et de Saint-Rupert mais seul celui d’Hildegarde fut achevé. D’après un grand tableau qui avait survécu à l’incendie et qui représentait la vie de la Sainte, Max Meckel exécuta l’esquisse d’un retable qui fut réalisé par les Busch de Steinheim, une famille de sculpteurs sur bois. La veuve Margarethe Krug née Merz, en fut sa généreuse donatrice. C’est pourquoi Sainte Margarethe est représentée sur le côté fermé du baldaquin. Au centre du retable se détache à l’avant-plan une statue de Sainte Hildegarde. Tout autour de celle-ci sont représentées huit scènes de la vie de la Sainte, deux de chaque côté de la figure ainsi que deux à l’intérieur de chaque volet du retable. Elles débutent, pour le visiteur, en haut à gauche :
– Hildegarde, jeune enfant, voit une Lumière mystérieuse.
– Hildegarde est amenée par ses parents chez Jutta, au couvent du
Disibodenberg.
– Hildegarde rédige son œuvre « Scivias » au Disibodenberg.
– L’archevêque Heinrich von Mainz (Henri de Mayence) présente les écrits de
Sainte Hildegarde au pape Eugène III et à Bernard de Clairvaux, lors du Synode
de Trèves en 1147.
– La rencontre avec Bernard de Clairvaux (erreur historique).
– L’empereur Barberousse reçoit Hildegarde à Ingelheim, en 1155.
– Hildegarde prêche devant le peuple et le clergé.
– Hildegarde meurt au Rupertsberg.
Malheureusement, seuls les reliefs sur bois composant les scènes des volets latéraux ont fait l’objet d’un travail de finition. Toute la pièce centrale du retable y compris la prédelle semble être un travail préliminaire, c’est-à-dire un modèle en plâtre, peint par la suite. Faute d’argent, il ne put être réalisé en bois. Les lignes pures et douces des groupes de personnages des volets latéraux font défaut chez les personnages du panneau central du retable, plus grossièrement travaillés. Mais cette imperfection ne nuit en aucun cas à sa popularité. Les grandes peintures sur les revers des volets représentent le Christ Sauveur ; à droite, un tableau du « Ecce Homo », remémorant probablement la grande statue « Ecce Homo » d’Eibingen dans l’ancienne chapelle Saint-Roch, à gauche, la Descente de Croix. Au centre de la prédelle est encastré le reliquaire de Sainte Hildegarde. La châsse est flanquée, de chaque côté, de deux bustes de Saints représentant Sainte Berthe, Saint Wigbert, Saint Bernard et Saint Rupert.
P. Dr. Josef Krasenbrink OMI +
L’ANCIEN MONASTÈRE D’EIBINGEN
Hildegarde de Bingen fonda deux monastères : le monastère du Rupertsberg près de Bingen ainsi que le monastère d’Eibingen, non loin de Ruedesheim. Une dame de haute naissance, Marka de Ruedesheim, avait financé la construction à cet endroit, d’un double monastère augustin, malheureusement déjà déserté en 1165, dans la tourmente de la guerre menée par l’empereur Barberousse. La prospérité grandissante du couvent du Rupertsberg conduit Hildegarde à acquérir, en 1165, les bâtiments endommagés. Elle entreprend leur restauration pour y installer 30 religieuses Bénédictines et, de son monastère du Rupertsberg, se rend elle-même, deux fois par semaine, en traversant le Rhin, dans sa nouvelle communauté. Le 22 avril 1219, plus ou moins quarante ans après la mort d’Hildegarde, le pape Honorius III place le monastère d’Eibingen sous sa protection. Les droits de tutelle que la « Magistra » – maîtresse – du Rupertsberg exerce sur la deuxième fondation sont fixés pour la première fois dans une charte datée du 28 novembre 1268.
D’après la liste des abbesses d’Eibingen – nommées au début « Magistra » – « maîtresse » – Benigna de Algesheim en porta le titre et la charge 44 ans durant (1373-1417) – plus longtemps encore qu’Hildegarde elle-même. Les religieuses du monastère d’Eibingen étaient en partie, issues de la bourgeoisie. A la fin du 15ième siècle et au fil du siècle suivant vont surgir des tensions entre le « Kurmainz » – siège épiscopal des Princes-Electeurs de Mayence – et le « Pfalz » – Palatinat, Comtes Palatins – qui se feront ressentir jusque dans le couvent. Aux alentours de 1505, sous l’archevêque de Mayence Jakob von Liebenstein, a lieu une réforme du couvent d’Eibingen. Cette mesure, néanmoins, ne réussira pas à en retarder son déclin. En 1575, ne vivent plus au monastère d’Eibingen que trois sœurs qui, suivant l’instruction de l’archevêque Daniel Brendel von Homburg, vont partir s’installer à proximité dans l’abbaye de Cisterciennes de Marienhausen. C’est ainsi qu’Eibingen pourra, pendant de longues années, servir de gîte aux sœurs Augustines de Saint-Pierre près de Kreuznach, qui fuyaient la vague déferlante de la Réforme. Après des négociations de longue haleine, la fille d’un baron, Cunigundis von Dehrn, abbesse du Rupertsberg obtient la restitution, garantie par une charte en bonne et due forme du monastère d’Eibingen et de ses biens. De là vient le titre, usuel depuis 1603, d’ »Abbesse de Rupertsberg et de Eibingen ». Lors de la Guerre de Trente Ans, le monastère de Rupertsberg est détruit en 1632 par les Suédois qui y mettent le feu. Via Cologne, les religieuses arrivent avec les reliques d’Hildegarde au monastère d’Eibingen, en 1636, où règnent misère et pénuries. Les pillages des troupes mercenaires vont les obliger par la suite à fuir vers Mayence. Ce n’est qu’à la fin de l’année 1641 qu’elles rentreront. Anna Lerch von Dirmstein, dernière abbesse de Rupertsberg ne resta à Eibingen qu’une période assez courte. Elle dut quitter son poste en 1642. Sous la direction de la jeune abbesse Magdalena Ursula von Sickingen, le monastère connaît une période florissante. La vie monastique alternant prières et travail renaît. L’été 1666, l’abbesse Magdalena meurt de la peste, à l’âge de 52 ans.
Son blason décore encore aujourd’hui le chambranle de la porte donnant sur la cour intérieure de l’église paroissiale d’Eibingen.
En quelques années, la situation économique du monastère d’Eibingen s’est développée et consolidée à un tel point que d’importants projets de construction sont envisagés et réalisés. La rénovation des bâtiments, vraisemblablement disposés en carré, se déroule en trois étapes. De 1681 à 1683, sous la direction de l’architecte Giovanni Angelo Barello, l’église et l’aile ouest vont être entièrement restaurées. D’après une lettre d’indulgence émise par le pape Clément XI en 1701, l’église dédiée à Saint Rupert et Hildegarde possédait sept autels. En 1709, sous l’instigation du couvent d’Eibingen, est imprimé chez Johann Mayren un petit livre de dévotion : « Recueil des plus nobles reliques … ainsi conservées avec dilection et vénérées au couvent « Hoch-Adelichen Jungfrau-Closter » à Eibingen dans le Rheingau … » Cette année-là, on dresse une croix « A la Gloire de Dieu et pour les défunts » qui se trouve aujourd’hui dans l’ancien cimetière de l’église. Les visites de l’église du monastère augmentèrent mais ne purent cependant en faire un lieu de pèlerinage autonome à Eibingen. Les pèlerins qui, le matin, se rendaient à Marienthal ou à Nothgottes venaient juste s’y recueillir sur le chemin du retour, plus particulièrement le 8 septembre lorsqu’on célébrait la naissance de la Vierge Marie.
Le 21 février 1737 débute la démolition de l’aile est. L’architecte de Mayence, Johann Valentin Thoman dessinent les plans de la nouvelle bâtisse. La pose solennelle de la première pierre a lieu le 21 mars, fête de Saint Benoît, les murs porteurs datant de l’époque d’Hildegarde sont incorporés à la construction. Le 8 novembre, les charpentiers ont terminé l’assemblage des poutres du toit qui sera recouvert d’ardoises en octobre 1738. L’aile sud ainsi que les écuries, les étables et la grange vont être construites progressivement entre 1746 et 1752. Une estampe du Prieur Joseph Otto (1763 – 1788) nous permet de découvrir l’ancien aspect du monastère d’Eibingen.
Au cours des huit années où le monastère est dirigé par Maria Hildegard von Rodenhausen (1780 – 1788), s’accroît l’influence d’un nouveau courant de pensée : le « siècle des Lumières ». Sous l’Electeur Friedrich Karl Joseph von Erthal, il était prévu de convertir le monastère d’Eibingen en un home séculier pour dames de haute noblesse. Ce dessein provoque la vive controverse des religieuses. En 1789, lorsque la Révolution française éclate, les archives du monastère sont, par précaution, transportées à Alzey où elles seront gardées jusqu’en 1798. La perte des biens sur la rive gauche du Rhin va cependant porter préjudice à la situation économique de même que la pensée de l’époque va sensiblement roder la vie monastique. En 1802, le monastère est fermé et évacué sous décret du gouvernement de Nassau en 1814. Les autorités transforment l’aile est en un arsenal, l’église en un dépôt d’armes. La bâtisse va perdre sa forme carrée en 1817 lorsque les ailes sud et ouest seront démolies. En 1831, le reste des bâtiments sera racheté par la commune d’Eibingen. L’ancienne église du monastère servira alors d’église paroissiale, remplaçant l’église du village vétuste et délabrée. Cette dernière dédiée à Saint Jean Baptiste donnera son nom à la nouvelle église paroissiale. En 1857, le curé de la paroisse, Ludwig Schneider, réussit à prouver l’authenticité des reliques d’Hildegarde.
Dr. Werner Lauter
LE RELIQUAIRE D’HILDEGARDE DANS L’ÉGLISE PAROISSIALE
En 1929, 750e anniversaire de la mort d’Hildegarde, la châsse d’Hildegarde, conçue par le Frère Radbod Commandeur est réalisée à Maria Laach et à Cologne pour l’église paroissiale actuelle. Le reliquaire doré ressemble à un édifice sur lequel sont représentées allégoriquement sur les battants de porte, les quatre vertus cardinales : courage, justice, prudence, tempérance. Sur les longs côtés figurent respectivement quatre Saints. Outre le crâne, les cheveux, le cœur et la langue de Sainte Hildegarde, le reliquaire contient ses ossements ainsi que des petites reliques de Saint Giselbert, Saint Rupert et Saint Wigbert.
Dans la nuit du 3 au 4 septembre 1932, trois siècles après la destruction du monastère du Rupertsberg, un feu dont ont ne connaît pas la cause se propage dans l’église d’Eibingen. Bravant le danger, les hommes réussissent à extraire le reliquaire des flammes et à le mettre en sécurité. L’église et l’aile est sont réduites en cendres. Tenant compte des éléments de style originels, on va reconstruire une église qui sera consacrée le 14 juillet 1935 par l’évêque de Limburg Antonius Hilfrich et qui sera dédiée non seulement à Saint Jean Baptiste mais également à Hildegarde, Sainte protectrice et patronne du village. Pour des raisons pratiques, les deux portails sont orientés vers l’est. Le panneau mural de l’autel, la mosaïque de galets et les fenêtres ont été conçus par Ludwig Baur de Telgte. L’armoire vitrée, sur le côté gauche, renferme entre autres le crâne de Sainte Gudule, Patronne de Bruxelles. Hildegarde reçut probablement cette relique d’amis originaires du Brabant. A l’extérieur, se trouve nichée dans le coin sud-est de l’église, au-dessus de la première pierre de fondation, une statue d’Hildegarde en calcaire coquillier, réalisée par Franz Bernhard, de Francfort sur le Main. Elle fut incorporée à la construction en 1957, commémorant la première procession des reliques d’Hildegarde qui eut lieu en 1857. Tout particulièrement, le 17 septembre, anniversaire de la mort d’Hildegarde, des pèlerins de plus en plus nombreux affluent vers Eibingen pour vénérer la grande sainte en participant à la procession des Reliques.
Dr. Werner Lauter
LA NOUVELLE ABBAYE SAINTE-HILDEGARDE
La nouvelle abbaye bénédictine Sainte-Hildegarde dont la construction s’étendit de 1900 à 1904 surplombe aujourd’hui l’ancien monastère d’Eibingen. Son fondateur, Prince Karl zu Löwenstein (1834 – 1921), une des grandes personnalités du catholicisme au 19e siècle, s’était donné pour tâche de faire revivre la tradition des monastères d’Hildegarde dans des lieux historiques.
Dans l’abbaye, reconstruite en style néo-roman vivent aujourd’hui 52 sœurs âgées de 27 à 95 ans. Comme toute religieuse Bénédictine – et comme Hildegarde de Bingen elle-même – elles conduisent et régulent leur vie selon la Règle de Saint Benoît, qui est, depuis plus de 1400 ans, toujours valable, intemporelle et actuelle dans ses principes de base. A la racine et au cœur de toute vocation bénédictine, il y a la recherche de Dieu. Celui qui se sent appelé et qui désire vivre sa vie entièrement en présence de Dieu promet de se laisser lui-même guider par l’Evangile, de placer Dieu au centre de son existence et de Le chercher dans chaque être, dans chaque évènement et cela dans la communauté de ceux qui ont choisi et pris le même chemin.
La vie bénédictine est une vie essentiellement commune. La Liturgie et l’Office divin y tiennent une place centrale. Puisque « Rien n’est à préférer à l’œuvre de Dieu » selon la Règle de Saint Benoît, la journée est scandée par les rassemblements communautaires de l’Office ; sept fois par jour, les sœurs se réunissent dans le chœur pour la prière communautaire. Les prières liturgiques sont en grande partie chantées en latin. Le plain-chant s’harmonise ainsi aux mélodies ancestrales du Chant grégorien qui interprète musicalement la parole de Dieu d’une manière sublime. La prière personnelle, les temps de silence, la lecture spirituelle sont eux aussi inséparables du quotidien.
Conformément à la parole de Saint Benoît, « les vrais moines (ou moniales) sont ceux qui vivent du travail de leurs mains », le travail des sœurs – au magasin où l’on vend entre autres des livres et objets d’art, dans les vignobles, au service vente des produits à base d’épeautre et de liqueurs, dans les ateliers d’orfèvrerie, de poterie et de restauration – sert avant tout à assurer la subsistance de la communauté. Les travaux de recherche scientifique sur l’œuvre d’Hildegarde, l’accueil et l’encadrement de groupes de visiteurs et de pèlerins font aussi partie des tâches des sœurs Bénédictines. Elles s’occupent, en outre, de l’accompagnement spirituel de ses hôtes venus chercher en ce lieu, le silence, le recueillement, la retraite spirituelle. Les sœurs essaient de reconnaître, dans chacun d’entre eux, l’appel de Dieu auquel elles désirent répondre. Tout parle de Dieu, de Son Amour, ce qu’une communauté bénédictine cherche à témoigner par sa présence dans le monde.
Sœur Philippa Rath OSB
RENCONTRE DE LA LUMIÈRE
La vie d’Hildegarde de Bingen (1098-1179), est elle aussi, marquée par la lumière, ses couleurs et ses ombres. Et cela jusqu’au moment de sa mort où, selon la légende, une lumière radieuse serait apparue dans le ciel. Mais plus encore, la lumière est la source, l’étincelle et le feu de la vie qui alimentent l’ensemble de son oeuvre.
Sa première rencontre avec la Lumière la foudroie comme une éclair et transforme soudainement sa vie, jusqu’alors effacée: «En l’an 1141 de l’Incarnation de Jésus-Christ, quand j’avais 42 ans et 7 mois, descendit du ciel une Lumière ardente aux lueurs étincelantes qui me traversa l’esprit et m’embrasa la poitrine. Et soudain s’ouvrit à moi le sens des Écritures…» Elle reçut ce message: «Ecris ce que tu vois et ce que tu entends!» Le passage de la Lumière en elle ainsi que les dons appropriés à cette apparition ont valu à Hildegarde de Bingen son nom de visionnaire et de prophétesse. Qui était cette femme qui attira l’attention des ses contemporains et aujourd’hui encore celle de ceux qui cherchent l’absolu, le salut? Cela vaut-il la peine de connaître sa vie, son œuvre, de les approfondir? Est-il possible de faire un bond de 900 ans en arrière sans plonger dans l’abîme de l’histoire? Faut-il , pour comparer le premier et le troisième changement de millénaire, utiliser d’autres critères: manque de foi, d’orientation, de stabilité générale ainsi que perte croissante de l’autorité de l’Église? Sur Hildegarde de Bingen, nous ne possédons que très peu de détails historiques jugés fiables. Elle est née en 1098, issue d’une famille de Bermersheim appartenant à la haute noblesse franque. D’après sa «vita», biographie de l’époque, Hildegarde, dixième enfant d’une famille nombreuse va – comme il était courant autrefois – à 14 ans, être confiée pour son éducation et son instruction, à Jutta de Sponheim qui vit recluse dans un couvent adjacent au monastère de Disibodenberg. Hildegarde va donc être, très tôt et de manière prépondérante, imprégnée du rythme de vie bénédictin alternant prière et travail, étude et lecture spirituelle, vie communautaire et solitude. Jutta meurt en 1136 et Hildegarde prend sa place à la tête d’une petite communauté conventuelle qui s’était développée peu à peu, au fil des années.
Jusqu’à sa 41ème année, Hildegarde s’applique assidûment aux tâches quotidiennes d’un couvent sans oublier pour autant d’enrichir ses connaissances et de se doter progressivement d’une profonde culture. Bien qu’elle répétât souvent dans ses écrits, plus tard, qu’elle n’était pas instruite – probablement du fait qu’elle n’avait pas reçu un enseignement formel des disciplines classiques telle la dialectique et la grammaire – Hildegarde possédait néanmoins de vastes connaissances de la Bible, en théologie, en philosophie et en sciences naturelles. C’est surtout la richesse des Écritures qu’elle découvre dans la liturgie et la Règle de Saint Benoît comme dans les Lectures des Pères de l’Église et des Pères du désert qui vont devenir pour elle une source intarissable d’inspiration et constituer la base de son œuvre entière.
Son savoir et sa sagesse, ses facultés de perception, son érudition mêlée d’inspiration vont s’unir en elle en symbiose.
CIEL ET TERRE, REFLET DE L’AMOUR DIVIN
L’œuvre d’Hildegarde – reflètant exactement sa propre conviction – est un ouvrage à caractère fortement visionnaire et prophétique. L’origine divine de ce qu’elle a vu et entendu à travers cette Lumière éblouissante et la prise de conscience du sens de sa mission sont, pour elle, indissociables. Son esprit prophétique voulait secouer les gens de son époque, les éclairer, les convertir et éviter que Dieu ne tombe progressivement dans l’oubli. Hildegarde se considérait comme défenseur, porte-parole et instrument de Dieu. Elle se référait sans cesse au Mystère du Très-Haut et mettait en valeur, auprès de ses lecteurs et auditeurs l’Amour divin comme origine et accomplissement de l’être. Elle ne prêchait en aucun cas une mystique spirituelle ou une vie intérieure dénuée du cosmos mais démontrait plutôt la signification, le sens religieux de l’ensemble de l’univers et prônait de vivre résolument et dans le monde, une vie de chrétien. Tout, le ciel et la terre, la foi et les sciences naturelles, la vie humaine sous toutes ses facettes, ses facultés, tout était pour elle le reflet de l’Amour divin et faisait transparaître le Créateur.
Hildegarde de Bingen a rédigé 3 grands ouvrages théologiques – non par goût de l’écriture comme elle le répétera souvent et avec insistance mais plutôt par souci de publier le message qu’elle avait reçu lors de sa vision. Dans la préface de son premier grand ouvrage «Scivias» Hildegarde décrit le nombre d’efforts qu’elle dût fournir pour écrire et vaincre, une force intérieure qui la poussait à abandonner ;
«C’est seulement à partir du moment où Dieu voulût que je sois alitée … je me mis enfin à écrire …» L’œuvre qui résultera d’un travail monumental de plusieurs dizaines d’années est une des peintures universelles les plus imposantes du Moyen Âge – il n’est pas rare, d’ailleurs, qu’elle soit considérée comme l’anticipation et la base d’inspiration de l’œuvre de Dante «Divine Comédie».
Dans son premier ouvrage «Scivias», Hildegarde retrace l’Histoire Sainte depuis la création de l’univers et de l’homme jusqu’à la rédemption et l’accomplissement de la fin des temps, en passant par la naissance et le développement de l’Église.
L’histoire éternelle de Dieu et de l’homme, le drame de l’éloignement et du retour de l’homme vers son Créateur y est racontée de manière unique. Hildegarde essaie de décrire, sans cesse par de nouvelles images, le Mystère indicible de Dieu. Dans le récit de ses visions, toutes composées de la même manière (1. la vision, 2. l’explication, 3. le sens théologique et spirituel), le lecteur est fasciné par la grandeur, la facilité d’éloquence et l’inspiration créative d’Hildegarde.
Tout aussi impressionnante est la puissance d’expression élémentaire des images qui n’est sans doute pas toujours facile à saisir aujourd’hui pour un lecteur. La richesse et la diversité du contenu de son œuvre correspondent à ses nombreuses facultés linguistiques. Elle maîtrise aussi bien le style narratif que le style dramatique, le scientifique que le lyrique. Elle renouvelle le contenu de vieux concepts, crée des mots complètement nouveaux, compose chants et hymnes et s’exerce également en dramaturgie.
LE COMBAT PERPÉTUEL ENTRE LE BIEN ET LE MAL
Ce dernier trouve son expression dans la mélopée «Ordo Virtutum», «l’Ordre des Vertus» dont la musique et les textes ont été composés par Hildegarde. Vices et vertus, confrontées dans 35 dialogues, symbolisent la lutte perpétuelle entre le bien et le mal, en l’homme lui-même et dans le monde. En 1150, après avoir quitté le Disibodenberg, non sans de longues et pénibles discussions, Hildegarde accompagnée de 20 religieuses, s’installe au monastère de Rupertsberg. C’est là que sera joué pour la première fois, en 1152, le drame allégorique musical – le tout premier transmis avec accompagnement musical. Il sera joué pour la seconde fois, dans sa version originale, 800 ans plus tard, en 1982 dans le décor roman grandiose de l’église Saint Martin (Groß Sankt Martin) à Cologne. Le thème de base d’«Ordo Virtutum» réapparaît et se confirme dans le deuxième grand ouvrage d’Hildegarde «Livre des mérites de vie» dans lequel elle évoque le juste choix de l’homme à faire entre le Bien et le Mal, entre croire et ne pas croire, entre se tourner vers Dieu ou s’en détourner. Vices et vertus confrontent leur argumentation dans une mise en scène à la rhétorique grandiose. Leurs discussions sont toujours interrompues par le mot «Vir» (= Dieu), omniprésent dans le ciel jusque dans les profondeurs de l’abîme. L’homme, selon les principales aspirations d’Hildegarde a été créé libre, libre tout au long de sa vie de vivre dans la création, à l’image de son Créateur, de s’élever vers Lui «Deviens celui que Dieu a créé.», «Homme, deviens homme.»
Ces deux maximes pourraient être empruntées à la pensée d’Hildegarde.
L’UNIVERS (LE COSMOS), ŒUVRE DE DIEU
En rédigeant son troisième grand ouvrage «Liber Divinorum Operum», «Livre des Œuvres divines», achevé en 1174 après un travail colossal de 11 ans, Hildegarde réalise un nouveau chef-d’oeuvre.
Son écriture cosmogonique puissante laisse resplendir l’univers au lecteur comme Œuvre divine. La puissance de l’Amour de Dieu est à l’origine de la Création, de l’Incarnation en la personne de son Fils, de la Rédemption des péchés du monde à la fin des temps, embrassant tout l’univers en une seule unité. L’homme apparaît comme un microcosme reflétant, à travers sa condition physique et spirituelle, l’ordre du cosmos entier, du macrocosme. Dieu a donné une forme humaine à chaque élément de la Création. «Juste comme un artiste, ayant ses moules avec lesquels il fait ses vases» écrit Hildegarde, «Dieu a créé, formé l’être humain d’après la structure de l’univers, d’après l’ensemble du cosmos». Les formes basiques de l’être sont, pour Hildegarde, le cercle et la croix – symboles d’Amour divin, d’unité et de salut, de rédemption ainsi que signes du temps et de l’éternité.
Les miniatures aux couleurs somptueuses, représentant fidèlement les visions d’Hildegarde du cosmos sont d’une intensité d’expression exceptionnelle. 42 miniatures ont été recensées en tout (35 dans «Scivias» et 7 dans le «Livre des Œuvres divines»). Elles n’ont probablement plus été réalisées de son vivant mais peu de temps après sa mort. Sont surtout incomparables la représentation de l’homme dans la roue du cosmos, celle de l’Amour divin prenant la forme d’une femme et la vision de la Trinité. Le langage symbolique des couleurs, emprunté largement à l’iconographie médiévale dont s’est inspirée Hildegarde et, par la suite, ses peintres de miniatures, est particulièrement remarquable. Il oriente à nouveau la compréhension et l’interprétation vers un des grands thèmes fondamentaux de l’œuvre d’Hildegarde qu’elle résume à la fin de son troisième grand ouvrage: «Et je revis la Lumière vivante et entendit une voix du ciel qui m’enseigna ces paroles : Sois à présent la louange de Dieu en son Œuvre, l’Humanité. Pour le salut de celle-ci, Il a affronté sur terre les combats les plus violents …»
Chronologie
1098 Hildegarde naît à Bermersheim près d’Alzey
vers 1112 Elle entre au couvent de Jutta de Sponheim, dépendant du monastère de Disibodenberg
1136 Hildegarde est élue abbesse du couvent, qui s’est agrandi au fil des années
1141 – 1151 Elle travaille à son œuvre «Scivias», à de nombreuses compositions de chants et au drame lyrique «Ordo Virtutum»
1147/48 Lors d’un synode de réforme à Trêves, le pape Eugène III reconnaît les écrits d’Hildegarde
1150 Hildegarde s’installe avec 20 religieuses dans un nouveau monastère qu’elle fonde sur le Rupertsberg près de Bingen
entre
1158 et 1170 Elle prêche en public à plusieurs endroits, entre autres à Mayence, Wurtzbourg, Bamberg, Trêves, Metz et Cologne
1158 – 1173 Elle rédige son ouvrage «Liber Vitae Meritorum», se consacre
à une compilation des arts de la guérison et écrit son «Liber Divinorum Operum»
1165 Hildegarde fonde un second cloître à Eibingen au-dessus de la ville de Rüdesheim
1174/75 Le moine Gottfried entame la «Vita» d’Hildegarde
1178 Conflit avec l’archevêché de Mayence qui frappe d’Interdit le couvent de Rupertsberg
17.09.1179 Hildegarde meurt au Rupertsberg
vers
1180–1190 Le moine Theoderich achève le récit de la vie d’Hildegarde
entamé par Gottfried
vers
1223–1237 La procédure de canonisation d’Hildegarde est interrompue pour des raisons inconnues
1632 Le monastère de Rupertsberg est détruit lors de la guerre dévastatrice de Trente Ans
1803 Dissolution du monastère d’Eibingen, lors de la sécularisation
17.09.1904 Les sœurs Bénédictines de l’abbaye Saint Gabriel de Prague s’installent dans la nouvelle abbaye Sainte Hildegarde construite en haut de l’ancien monastère d’Eibingen
1978 – 1994 Des critiques de textes de l’œuvre complète de Saint Hildegarde
sont publiées.
1997 – 1998 Année commémorant le 900ème anniversaire de la naissance de Sainte Hildegarde
L’UNION DU SALUT ET DE LA GUÉRISON
Hildegarde renvoie ainsi le besoin de l’homme de délivrance à un concept holistique mêlant étroitement la cosmologie, l’anthropologie et la théologie. Selon Hildegarde, la Lumière de la Grâce divine fait reconnaître à l’homme son imperfection et son besoin de guérison.
Celui qui reste sourd à l’appel et abuse de sa liberté dans l’illusion d’une autonomie absolue tombe dans le péché et la culpabilité, provoque un dysfonctionnement d’ordre physique et spirituel entraînant par la suite un désordre des éléments du cosmos. La guérison du corps et de l’âme ne peuvent venir que d’un rapprochement de Dieu, de la foi qui engendre les bonnes actions, un équilibre de vie qui rend corps et âme à nouveau sains.
Soucieuse de la guérison de l’homme, Hildegarde s’inspirera de ses nombreux travaux et observations en sciences naturelles et thérapeutiques pour rédiger ses ouvrages «Physica» et «Causae et Curae» (Causes et Remèdes).
LA PUISSANCE DE LA VÉRITÉ SANS DÉTOURS, NI APPARATS
Dans ses prières prophétiques et surtout dans ses lettres, Hildegarde s’exprime de manière unique et distincte. 390 pièces provenant d’une correspondance volumineuse ont été précieusement conservées jusqu’à nos jours et témoignent de la franchise intrépide de ses préoccupations exprimées en admonestations, de sa bonté naturelle empreinte d’enthousiasme et d’humour, de son engagement personnel et de son influence importante dans le monde politique ainsi que dans les débats religieux. Ses conseils étaient appréciés même s’ils n’étaient pas toujours flatteurs et agréables à entendre. Ses biographes contemporains décrivent de la même manière le ton de ses sermons qu’elle prononça partout, dans les campagnes, sur les places de marchés, d’églises: à Cologne, Trêves, Wurtzbourg et Bamberg, à Siegburg, Eberbach, Hirsau, Zwiefalten et Maulbronn.
Voyager pour une religieuse, au 12ème siècle était non seulement choquant mais il n’était pas rare non plus que le contenu de ses sermons provoque un scandale parmi ses auditeurs. Et pourtant, Hildegarde était tout autre que révolutionnaire. Sa théologie était tout à fait orthodoxe, ses visions suivaient strictement la logique écclésiastique et sa conception de l’être humain correspondait exactement au fondement de la Bible.
Qu’est-ce qui, donc, chez cette femme, pouvait fasciner autant de gens, éterniser son nom «Hildegarde de Bingen» à travers des générations sans qu’il ne prenne une seule ride? Hildegarde était, est un être qui pouvait et peut nous secouer, nous réveiller, une sorte d’épine dans la chair de l’église et du monde. Elle était prophétesse dans le vrai sens du terme : impavide, claire, lucide, investissant jusqu’à ses dernières forces dans sa mission. Jusqu’à la fin, elle resta pionnière de la foi vécue et défenseur de l’amour et de la justice. Comme nous le démontre cette anecdote, peu de temps avant sa mort : Hildegarde avait enseveli, dans le cimetière de son couvent, le corps d’un jeune noble excommunié mais qui, avant de mourir, s’était repenti lors de l’administration des derniers sacrements. Les prélats de l’évêque de Mayence, ignorant la reconversion du noble exigèrent l’exhumation du corps prétextant qu’il ne pouvait être enterré en «terre bénie». Hildegarde s’y opposa et empêcha l’exécution de l’ordre en faisant labourer le cimetière à la charrue, rendant ainsi la sépulture du jeune homme introuvable. Son acte de désobéissance lui vaudra l’imposition de «L’Interdit» frappant, en plein cœur, la communauté de l’abbaye tout entière.
Hildegarde ne pourra plus célébrer le culte de Dieu en public ni recevoir le sacrement de l’eucharistie. Ce n’est qu’après deux ans de lutte acharnée que l’abbesse de Rupertsberg obtiendra la levée de l’Interdit. Elle aura épuisé le reste de ses forces. Hildegarde mourut le 17 septembre 1179. A peine quelques années plus tard, une procédure de canonisation est lancée mais sera très vite abandonnée pour des raisons restées jusqu’ici inconnues. Les évêques allemands essaieront finalement, en 1978, que lui soit conféré le titre de docteur de l’église. Mais même cette démarche restera sans suite. Qu’importe, avec ou sans documents officiels, Hildegarde est devenue depuis longtemps Docteur de l’église. Un très grand nombre de personnes la vénèrent en tant que sainte et partent en pèlerinage, sur ses traces. La renommée d’Hildegarde ne semble nullement avoir vieilli avec le temps. C’est une renommée peu banale qui nous invite à la réflexion personnelle.